mardi 28 juillet 2020

Penser à l'extérieur de la bouette

Mise à jour : 29 juillet à 19h00

J’ai lu le livre « Les fourmis » de Bernard Werber en 1998 quand j’étais en deuxième secondaire. Ce roman, je l’ai adoré. Il faudrait peut-être que je le relise un jour pour voir s’il provoque le sentiment de déception que l’on ressent lorsqu’on revoit une vieille émission jeunesse que l’on adorait. Parfois, ça vieillit mal. Bref, un des personnages essaie de résoudre une énigme tout au long de l’histoire : « Comment est-ce possible de former quatre triangles équilatéraux à l’aide de 6 allumettes de même taille sans les casser? »

J’y reviendrai.

Mon premier souvenir de l’utilisation des réseaux sociaux était à l’Université, en 2003, quand nos professeurs nous demandaient de participer à des « Forums ». Je me souviens qu’ils disaient que l’avenir de la communication était là : dans le partage et la multiplication des idées et des savoirs. Tout ça dans un débat sain.

À l’époque, un de nos professeurs nous obligeait d’intervenir, dans le cadre d’un séminaire, à au moins deux commentaires par semaine émis par nos collègues. Comme nous étions évalués sur la pertinence et la justesse de nos interventions, tout cela était extrêmement artificiel. Je me souviens à quel point il était ardu de se faire une opinion posée et juste sur les commentaires des autres et que tout cela n’était pas naturel. La solution commune était de toujours donner raison aux autres, peu importe ce que l’on pensait vraiment.

Les plateformes ont évolué, remplaçant souvent les mots par des gifs animés, des memes, des emojis ou des vidéos de gens fâchés qui se filment dans leur voiture – Arnaud Soly est le maître incontesté du pastiche de ce genre de vidéo. Dix-sept ans plus tard, il est tout à fait naturel pour quiconque de s’exprimer sur les médias sociaux et d’avoir une opinion sur tout, mais est-ce que mes professeurs avaient raison? Est-ce qu’en partageant notre opinion ou multiplie les idées et les savoirs?

J’ai été confronté sur les réseaux sociaux durant les derniers mois et années, à la bête réaction qu’ont beaucoup (trop) de personnes lorsqu’on leur dit qu’elles n’ont pas raison. Même si on leur explique le plus rationnellement du monde, elles s’enfoncent inévitablement dans leur vase et surtout, c’est qu’elles s’y sentent confortables. C’est peut-être mon côté pédagogue, mais je ressens toujours l’intense besoin de leur faire comprendre pourquoi elles ont tort. Quand ça arrive, ça monopolise une grande partie de mon temps et de mon énergie.

Voici un exemple.

Pour faire une blague, un jour sur Facebook, j’ai créé et partagé cette image que j’avais affichée dans ma classe, pour rire :


Je l’avais d’ailleurs publiée sur mon blogue. Voilà ce qu’on peut appeler… une blague nichée (les slomos feraient gn gn gn! Après un aussi mauvais gag)! C’est une blague de prof de maths… pour les autres, je vous l’explique. Sans entrer dans les détails, selon la priorité des opérations, dans le premier cas, l’exposant « 2 » s’applique sur la parenthèse au complet :


Ensuite, deux binômes multipliés ensemble sont soumis à une double distributivité.



Donc ici :


L’idée ici, avec cette affiche, est de rappeler à l’élève que l’exposant ne se distribue pas sur un binôme. De le rappeler avec une conséquence aussi grave que la mort d’un chiot est tellement intense, qu’on comprend immédiatement que c’est un procédé humoristique d’exagération.
Et c’est là que la volonté de vouloir avoir raison se déploie de manière tellement malsaine. Mon premier commentaire :

-          « On ne dit pas "bébé chien". On doit dire "chiot"! »
Je ne l’avais pas vu venir celle-là. Je me questionne, je vérifie partout. La plupart des dictionnaires utilisent la définition « jeune chien », alors je ne comprends pas mon erreur. Puis je vérifie avec Antidote :




Bébé chien est là…

C’est un synonyme. Il n’y a pas d’erreur. Hm… Ça va être délicat de dire à la personne qu’elle n’a pas raison. En effet, la personne n’a pas aimé ça. Elle s’est fâchée et s’est mise à m’envoyer toutes sortes d’articles de sources non fiables.

Un autre commentaire :
-         Je ne vois pas le problème! Le binôme (x + 5)² peut très bien être égal à x² + 25, par exemple, lorsque x = 0.

Intéressant, car l’exemple donné est vrai :

Cependant, mon exemple n’était pas un exemple de résolution (c’est-à-dire lorsqu’on est à la recherche d’une valeur inconnue dans une équation), c’était plutôt un exemple de développement (où une expression algébrique n’est pas associée à une valeur numérique). Dans ce deuxième cas, le développement algébrique doit être vrai pour toutes les valeurs de x (sans quoi on doit énumérer des restrictions).

Dans l’expression algébrique (x + 5)², toutes les valeurs de « x » sont admises. Si notre intention est de trouver une expression algébrique équivalente, elle doit l’être pour toutes les valeurs de « x ».
J’ai tout tenté pour expliquer à cette personne, le plus rationnellement du monde, qu’elle avait tort, mais il était trop tard. Tout ça s’est enfoncé. La personne – que je ne connaissais pas personnellement – s’était mise à me donner des bêtises publiquement. Elle s’est mise à m’envoyer des messages personnels sur Messenger. Des messages à toutes les 4 secondes. Du texte vide. Incapable d’admettre qu’elle avait tort.

Incapable d’avouer que ce qu’elle disait, c’était de la boue. De la grosse bouette.

C’était bien avant la pandémie.

Depuis le 12 mars 2020, j’ai eu quelques discussions comme celles-là et le point commun de toutes ces discussions, c’est que mon interlocuteur refuse totalement de dire qu’il a tort.
J’ai passé des heures à expliquer une blague à un illustre inconnu (une blague qui n’était pas de moi et que je trouvais personnellement très moche, mais comme il ne la comprenait pas, je tenais à lui expliquer). J’ai contacté l’auteur de la blague, qui m’a donné raison. Quand je l’ai mentionné à mon interlocuteur, voici quelle était sa réaction :



Un commentaire bien sarcastique. Il a daigné me donner raison, mais sans me montrer une moindre once de respect. Incapable de répondre : « Mon erreur, je n’avais pas compris la blague! », il fallait qu’il me juge par la bande – notons qu’il a quand même tenu tête durant 17 commentaires ; pas mal pour quelqu’un qui juge son interlocuteur de perdre son temps! Se complaire, les deux pieds dans la gadoue bien visqueuse et bien odorante.

Les exemples suffisent, mais il y en a plein d’autres. Je suis certain que vous avez des exemples vous aussi…

Vous connaissez sûrement des personnes convaincues d’avoir trouvé la solution des 6 allumettes. Vous leur avez donné l’indice « pense à l’extérieur de la boîte » et ils vous montrent des allumettes disposées n'importe comment sur la table. 

- Tu vois, si tu utilises le bord de la table, tu as 4 triangles!
- Non, le bord de la table ne compte pas. Et non, ça ne forme pas 4 triangles, essaie autre chose.
- Ben regarde, au milieu il y en a deux croisés en x. Ensuite, y’a le moyen au centre et les trois ensembles forment un plus grand triangle.
- Non, ça ne fonctionne pas. En plus ce que tu appelles le « triangle du milieu », c’est un quadrilatère, il y a 4 côtés. Même chose pour les trois « triangles ensembles »!
VOYONS! REGARDE! UN, DEUX, TROIS, QUATRE TRIANGLES! (Ça me fait toujours rigoler quand quelqu’un essaie d’avoir raison en criant sa mauvaise réponse…)
- Regarde, essaie de penser en dehors de la boîte!
- T’es con là avec tes énigmes. Je ne trouve pas là… C’est quoi? Dis-le-moi je n’ai pas de patience avec ça.
- Tu dois former un tétraèdre!


- Pfff! T'as vraiment du temps à perdre!

Correction : dans la première version de ce texte, j'avais écrit "4" allumettes. Je me suis trompé et c'est ben correct. Merci à mon collègue de m'avoir corrigé!