mercredi 25 octobre 2017

Banque

Œuvre de fiction

Monsieur Loiselle est un enseignant passionné qui enseigne à des élèves ordinaires. Il transmet depuis une trentaine d’années son amour de la langue en réservant une quinzaine de minutes à chacun de ses cours en parlant de l’étymologie d’un mot en particulier.

Huit heures moins cinq. La première cloche sonne. C’est le signal donné aux élèves afin qu’ils se présentent à leur cour. Conditionnement de Pavlov. Ça bourdonne, tout va vite. Sauf dans la classe de Monsieur Loiselle : c’est le calme avant la tempête. Mis à part le froissement des pages du journal que monsieur Loiselle tourne soigneusement et l’aspiration peu ragoûtante de sa dernière gorgée de café, aucun autre son ne se fait entendre.

Huit heures deux. Les élèves discutent encore, les pattes des pupitres grincent et monsieur Loiselle dépose son journal. Il écrit le mot « banque » au tableau. Comme monsieur Loiselle est un verbomoteur incomparable, ses élèves ont l’impression d’avoir un congé de cours durant ce temps-là. Or, Monsieur Loiselle sait très bien qu’avec son happening, il contribue à enrichir la culture générale de son public. Il sait que ses collègues disent dans son dos que c’est racoleur, mais il s’en moque bien.

À l’avant de la classe il colle trois chaises comme pour en faire un banc. Il demande à un élève volontaire de s’installer sur une des chaises. En imitant l’accent italien, il se présente à l’élève en lui disant qu’il peut lui prêter de l’argent à un certain taux d’intérêt.

Huit heures quatre. On cogne à la porte : un élève en retard. Monsieur Loiselle sort de son personnage pour aller répondre. Billet, retard non motivé, retard à consigner dans le dossier informatisé de l’élève, retenue le soir à donner à l’élève, message au dossier de l’élève pour aviser les parents.

Huit heures sept. Le groupe attend. Monsieur Loiselle reprend son personnage en sortant un billet de cent dollars et en proposant à l’élève de lui prêter. On cogne à la porte à nouveau. Un autre élève en retard. Billet, retard motivé : « appel mère OK », retard motivé à consigner dans le dossier informatisé de l’élève. Tant qu’à y être, aussi bien consigner les absences. Josée est absente.

Huit heures dix. Le groupe attend. Monsieur Loiselle reprend son personnage et malgré sa grande expérience, il en oublie un peu où il était rendu. On cogne à la porte une troisième fois. Josée. Monsieur Loiselle abandonne son activité traditionnelle, le groupe ne suivait plus de toute manière.

Billet, retard non motivé : « mais mon père va motiver ce soir », absence à transformer en retard non-motivé dans le dossier informatisé de l’élève note sur un post-it : « vérifier motivation Josée ». Confiant, il espère tout de même que quelques-uns ont compris que les banquiers lombards du nord de l’Italie accomplissaient leur travail dans des lieux ouverts et s’installaient sur des bancs.

Quinze heures cinq. Vérification des motivations. Retard non motivé. Reprise de temps à préparer.

Pour des gens qui ont soi-disant toujours tort, ils accaparent beaucoup d’attention, ces absents…

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1 commentaire:

  1. Salut Anthony! J'aime bien tes billets que j'ai découverts cet été. Je vois que tu as repris la plume, enfin le clavier!

    Ta petite fiction traduit tellement ce que je pense être le nerf de la guerre du métier: se battre en permanence contre la distraction. C'est une guerre de tous les instants dans une classe ordinaire. On ne parle pas beaucoup de cette réalité de l'enseignement qui exige pourtant jusqu'à l'épuisement notre attention.

    Mais bon, néanmoins, cependant, toutefois, M. Loiselle avec ses trente ans d'expérience, devrait songer à utiliser le temps à son avantage. Dans la situation, je suggérerais de trouver une autre amorce pour son cours du matin où les retards et la gestion des absences accaparent, et c'est peu dire, nos énergies. La capsule culturelle me semble bien plus appropriée en fin de période, même si, là encore, la gestion du temps de fin de cours reste un défi costaud quand il s'agit de s'imposer sur les élèves qui décrètent explicitement de façon verbale ou implicitement en serrant leurs affaires que le cours est terminé...

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