vendredi 23 juin 2017

Lettre à Sarah Parent-Roy

Chère Sarah, je veux premièrement te présenter. Tu es un personnage fictif qui m’a été inspiré par plusieurs de mes élèves au courant des dernières années, mais aussi par des histoires racontées par des collègues et des trucs lus dans les journaux. Je ne voudrais pas citer « Les Respectables », parce que ça serait d’un goût douteux, mais « toi, tu es un amalgame ». Tu ne te reconnaîtras pas puisque j’ai pris la peine de modifier les détails des circonstances, mais les événements sont presque arrivés ainsi.

Tes parents sont les Parent-Roy. C’est surtout d’eux que je veux te parler. Si je m’adresse à toi, plutôt que directement à eux, c’est que je pense qu’il est trop tard pour changer leur comportement. Malgré cela, si je peux au moins te faire prendre conscience de la mauvaise conduite qu’ils ont eue envers toi, peut-être que tu ne les répéteras pas le jour où tu auras toi-même des enfants qui iront à l’école. De plus, c’est une manière détournée de m’adresser à eux indirectement : ils sont si obnubilés par ta personne qu’à leurs yeux une lettre qui s’adresse à toi aura plus d’impact qu’une lettre qui s’adresse à eux…

Un jour, tu faisais la fofolle dans la classe puis ça m’énervait. Même si je te demandais d’arrêter, tu continuais. Puis, je t’ai demandé de rester à la fin du cours et comme j’étais dans ton chemin, tu es sortie de la classe en me poussant. Je n’étais pas blessé, bien sûr, mais tout de même à l’envers de voir qu’une élève de cinquième secondaire puisse avoir si peu de respect pour son enseignant. Nous avons rencontré la direction avec tes parents puis le directeur t’a demandé de sortir un temps pour qu’on discute seulement avec eux quelques instants. J’ai eu cette discussion avec ton père (P) et ta mère (M) :

- (P) Vous savez monsieur, ma fille ne vous a pas poussé.
- (A) Oui, je vous assure, elle l’a fait devant tous les élèves de la classe.
- (M) Non, ce que mon mari essaie de vous indiquer, c’est que Sarah nous a expliqué qu’elle ne vous a pas poussé. Nous connaissons très bien Sarah et elle ne nous ment jamais.
- (A) Je ne suis pas certain de vous suivre là. Il n’y a pas de doute sur le fait qu’elle m’a poussé. Ma collègue était dans le corridor et elle a vu Sarah me pousser. Il y avait des témoins.
- (P) Peu importe si ce que vous me dites est vrai, pour Sarah, dans sa tête, elle est convaincue qu’elle ne vous a pas poussée. C’est pourquoi elle ne vous fera pas d’excuses.

Tu vois… Tes parents ont un tel respect pour toi qu’ils sont prêts à endosser tes mensonges à leur place.

Si l’amour rend aveugle, l’amour filial flirte avec la mythomanie.

Ça me rappelle une autre fois où tu n’avais pas fait ton devoir pour la troisième fois en peu de temps. Tu étais plus jeune, en première secondaire et tu as reçu un travail supplémentaire (la copie du règlement de l’école dans l’agenda, par exemple). Le soir, ta mère m’écrit un courriel. En gros, ça va comme suit (je t’épargne les fautes d’orthographe) :

« Bonjour monsieur, Je vous écris pour vous aviser que Sarah ne fera pas sa copie puisque si elle n’a pas fait son dernier devoir, c’est de ma faute. Nous sommes en train de faire des rénovations puis Sarah a eu du mal à dormir. Merci de votre compréhension. »

Ces courriels m’impressionnent chaque fois, car ils débordent de paralogismes. En plus, qui me prouve que c’était bien ta mère qui avait envoyé ce courriel? C’est peut-être moi qui manque d’empathie ou le courriel qui manque d’informations, mais je me suis contenté de répondre à ta mère qu’elle ne devrait pas prendre le blâme à ta place puisque nous avions eu du temps en classe pour faire ce devoir et que tu avais accumulé trois devoirs non faits. Ça arrive de ne pas faire ses devoirs pour une bonne raison : c’est pourquoi je laisse une première et deuxième chance avant de donner des conséquences.

Le lendemain matin, tu n’avais pas fait ta copie et ta mère s’est pointée à l’école, devant mon local pour m’interpeller avant la première période de cours. Elle était arrivée avant moi, papiers à la main.

- (M) Bonjour, je suis la mère de Sarah, on s’est écrit hier.
- (A) Bonjour, enchanté. J’espère que je me suis bien exprimé hier, vous avez compris la situation?
- (M) Oui, tout à fait, je voulais m’excuser d’ailleurs. Vous ne pouvez pas savoir, mais quand une mère voit pleurer sa fille, c’est toujours difficile… et je comprends tout à fait votre position. Sarah en était à son troisième devoir non fait. C’est pourquoi je vous remets sa copie. C’est moi qui l’ai faite.

Tu as bien lu Sarah. Ce matin-là, ta mère a fait ta copie à ta place. Si tes larmes n’étaient pas celles du crocodile, elles étaient celles d’une élève de première secondaire voulant fuir l’adversité. Ça a touché le cœur de ta mère, tu as réussi à la faire sentir coupable de trois devoirs non faits, puis tu l’as sans doute remerciée de t’écouter et te comprendre. Ça t’a consolé et ça a flatté l’ego de ta mère.

De La Fontaine disait dans le Corbeau et le Renard : « Apprenez que tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute. »

Tu as vécu une panoplie d’anecdotes comme celle-là : tes parents ont déjà motivé une absence à un cours x pour que tu étudies pour un cours y… Ils ont déjà demandé à tes enseignants de ne pas enseigner de nouvelles notions lorsque tu étais absente… Ils ont demandé à tes enseignants de modifier la date d’un examen parce que vous partiez en voyage…

Une fois, tu as fait du plagiat. Dans un examen, dans ton dictionnaire, tu as soigneusement collé un texte qui provenait de l’Internet. Ton jeune âge et ton manque d’expérience t’ont trahi : préalablement, tu as saisi les mots clés de la question sur Google et tu as pris le premier site qui est sorti. Je m’en suis rendu compte immédiatement après une recherche de deux secondes. Tu as obtenu la note de « 0 » pour ton examen.

Tes parents sont alors débarqués à l’école, avec cape et caleçon par-dessus leurs collants moulants comme de grands superhéros de la justice et de l’équité. Super-parents! Générique!

Chanson thème (sur la mélodie du thème de Pokémon) :

« Je serai le meilleur défenseur,
Pour tes prouesses, mon enfant,
Je te porte toujours près de mon cœur,
Oui, c’est moi! Super-parent!

Tu ne seras jamais victime,
Tu ne seras jamais mécontent,
J’aurai le dessus sur tous les crimes,
Oui, c’est moi! Super-parent! »

Super parent

Fin du générique. D’accord, j’admets que je romance un peu ici. Dans le bureau de ton directeur (D) d’unité, ils ont réclamé de me rencontrer. Ils refusaient que je te donne la note de 0% pour ton examen. Voici la discussion que j’ai eue avec ta mère (en passant, cette fois-là, ton père n’a pas dit un mot) :

- (M) Ce n’est pas juste que Sarah ait 0% pour une toute petite erreur!
- (D) Ce n’est pas la première année de Sarah à l’école. Elle connaissait le règlement depuis longtemps et malgré tout elle a copié son travail. Elle doit subir la même pénalité que les autres.
- (M) – En s’adressant à moi – Mais c’est injuste, car elle n’a pas plagié la totalité de son travail, vous devriez au moins corriger la partie qui n’a pas été plagiée.
- (A) Soyons honnêtes, son examen compte pour 20% de la compétence 1, qui elle compte pour 40% de la première étape qui elle, compte pour 20% de l’année. L’examen représente 1,6% de l’année. La pénalité de Sarah sera simplement symbolique.
- (M) : Je comprends que ça ne représente pas beaucoup, c’est pour le principe!

Le principe. Nom masculin. « Proposition, posée et non déduite, qui sert de base dans un raisonnement. » Source : Dictionnaire Antidote. La base du raisonnement de ta mère est donc de compartimenter une faute pour appliquer une pénalité uniquement sur les sections fautives. Prenons une balade en voiture d’une heure. On trouverait cette situation absurde dans cette analogie : « Monsieur l’agent, j’ai peut-être roulé à 140 km/h sur l’autoroute, mais seulement durant une minute de mon voyage. Donc je devrais avoir une contravention d’une valeur d’un soixantième de la contravention habituelle. » Le principe devrait plutôt être d’appliquer la même règle pour tous : dès qu’on vous prend à dépasser la limite permise, on vous donnera une contravention. Dès qu’il y a un plagiat, la note est de 0%. Le principe.

Cette fois-là, ta mère a gagné parce que je n’avais plus d’énergie à canaliser pour un symbole « anti-plagiat » qui, de toute manière, était dilué par la société de consommation dans laquelle tu vis. Avec le piratage de la musique, de la littérature et du cinéma ; avec ces politiciens qui reprennent mot pour mot les discours des autres et réussissent à se faire élire ; avec l’affaire Claude Robinson… difficile de te faire comprendre pourquoi le vol de la propriété intellectuelle est si nauséabond.

Sarah, il y a plein d’anecdotes comme celle-là qui existent à ton sujet et au sujet de tes parents. J’aimerais te dire que tu es intelligente, que tu es belle et que tu es capable. Mais ça, tout le monde te l’a toujours dit.

Sans te dire le contraire, j’aimerais plutôt t’apprendre que c’est normal à l’école, comme dans la vie en général de faire des erreurs, de se trouver moche puis d’en arracher. Apprends à te relever de ça. Ça fera de toi une femme beaucoup plus forte et épanouie. Tu auras plus de courage quand viendra le temps d’affronter les moments difficiles. Tu auras le privilège de pouvoir remettre en question certaines de tes décisions.

Et à ce moment-là, vêtue d’une cape et d’un caleçon par-dessus tes collants moulants, tu seras Super-Sarah!

1 commentaire:

  1. Hum... ouais... tout de même "rassurant" de savoir qu'il y a pire que soi comme SP...

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