jeudi 2 décembre 2021

Empiler des phrases dans le nuage

 « Votre enfant tourbillonne sur sa chaise pendant que je parle. »

Secondaire 5.

Le genre de phrase que j’appose au dossier d'élèves, visible par les parents, chaque semaine depuis le début l'année. En fait, depuis le début de ma carrière. Je suis un peu rancunier et je m’amuse à imaginer la discussion remplie de sottise que cet élève doit avoir avec ses parents suite à la lecture de ces phrases.

Il faut dire que j'enseigne aux meilleurs élèves et aux élèves qui ont choisi mon cours optionnel. Je suis méga choyé comme enseignant et j’en suis vraiment reconnaissant. Un (tout autre) élève m’a demandé la semaine passée : « Est-ce qu’on peut considérer que la variation du sommet d’une parabole est constante? ». Un autre se questionne sur les ensembles de nombres : « Je comprends qu’on utilise la lettre R pour parler des réels, N pour les naturels, mais pourquoi Z pour les entiers? ». Répondre à ces questions-là, c’est presque aussi réconfortant que le crépitement du beurre sur une poêle chaude.

Malgré tout, j’empile des phrases insipides dans le dossier infonuagique d’autres élèves. Vous imaginez le nombre de phrases insipides que les enseignants qui n’ont pas ma chance doivent écrire jour après jour?

« Votre enfant jongle avec les coffres à crayons de ses collègues de classe pendant que j'enseigne. Il les échappe partout et me dit que ça ne dérange personne lorsque je le rencontre à la fin de la période. »

Certains diront que l’école n’est peut-être pas faite pour eux. On a déjà lu ce genre de réflexion des dizaines de fois dans des forums ou dans des courriels de parents : « Des fois, les profs, c’est comme si vous essayiez d’enseigner à une roche à grimper dans les arbres! Une roche, ce n’est pas fait pour grimper! ». Si ce que vous convoitez pour votre enfant, c’est qu’il aspire à devenir une roche, je comprends pourquoi vous espérez que l’école lance votre petit caillou dans une grande carrière!

Je suis plutôt d’avis que tous les adolescents (si on pouvait arrêter de les comparer à des roches) sont capables de bienveillance et qu’à partir d’un certain âge, les problèmes d’apprentissages reliés à un comportement rébarbatif devraient être considérés, dans le système public, de la même manière qu’un refus de soin dans le domaine de la santé.

« Votre enfant a dessiné sur son pupitre avec un marqueur indélébile. »

Pendant que j’écris cette phrase, je ne suis pas en train de faire une recherche plus approfondie sur l’étymologie du mot allemand « zahl », qui signifie « numéro » ou « chiffre », qui commence par la lettre « z » et qui explique fort probablement pourquoi les entiers sont représentés par la lettre « z » majuscule… Je ne suis pas plus en train de réviser les tangentes de mon cours de calcul différentiel pour vérifier si c’est bien au sommet de la fonction quadratique que la tangente a une pente nulle, ce qui expliquerait pourquoi mon élève croit qu’au sommet, sa variation est nulle…

Non, au lieu, je dirige toute mon énergie sur l’élève qui n’est pas là.

« Votre enfant ne s’est pas présenté à la reprise de son examen alors malheureusement, il aura la note de « 0% ».

En des termes plus détaillés, c’est que votre enfant ne s’était pas préparé à son examen. Pendant que j’étais en train de répondre aux questions des autres élèves, j’ai vu votre enfant du coin de l’œil bayer aux corneilles, aux corbeaux et en fait à toute l’étendue de la faune à plumage noir. Le jour de l’examen, il ne s’est pas présenté et est sorti de l’école en gambadant devant les grandes fenêtres de notre école. Il s’est fait prendre et ainsi a dû reprendre son examen lors d’une journée pédagogique. Son enseignant (alias moi ou « Bozo le clown ») a consigné un examen de reprise (une version différente), a rempli un formulaire expliquant au surveillant d’examen ce que votre enfant aurait droit d’utiliser (à l’occurrence un aide-mémoire et une calculatrice) ainsi que des mesures spécifiques au plan d’intervention de votre enfant (soit le tiers du temps supplémentaire pour compléter son examen). Bien que votre enfant ait droit à une reprise, il ne s’y est pas présenté non plus. Voilà donc pourquoi le clown est triste…

Le pire, c’est que mon élève qui « tourbillonne sur sa chaise pendant que je parle », qui « ne se présente pas à la reprise de son examen » ou qui fait des œuvres d’art au marqueur indélébile sur son pupitre deviendra bientôt un travailleur. Je le rencontrerai dans quelques années dans une épicerie ou un centre d’achats et il me racontera ses plus beaux moments à l’école. Il fera un emploi vraiment payant qu’il déteste profondément et incommodera ses proches avec des discussions sur ses REER tous les jours.

Du moins… c’est ce que je souhaite.

L’autre jour, j’ai croisé un de ces anciens élèves. Je me rappelais qu’il ne se présentait jamais à ses examens. Il travaillait à l’épicerie et rangeait les paniers. Je lui ai souri, l’ai salué en l’appelant par son prénom, j’ai attendu qu’il soit entré et j’ai été porter mon panier à l’extrémité la plus éloignée du stationnement par rapport à la porte d’entrée. Là où les gens se demandent : « mais qui a bien pu ramener son panier jusqu’ici? ». Il pleuvait. Je suis entré dans ma voiture en souriant et en pensant à Amélie Poulin. Et chaque fois que je vois un panier d’épicerie abandonné à des années-lumière de l’entrée, j’aime penser que c’est un ancien élève qui ne se présentait pas à ses examens qui devra le ramasser.

Je vous l’avais dit que j’étais un peu rancunier.



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